Phnom Penh, 1975 : nuits rouges sur l'ambassade

Publié le par Didier

Par Piotr Smolar. Paru dans Le Monde du 16 01 07

La nuit rouge est tombée sur Phnom Penh le 17 avril 1975. La capitale cambodgienne a été prise sans résistance par les révolutionnaires khmers, décidés à renvoyer les citadins dans les champs et à arracher toute trace de modernité dans la société. Comme toujours, l'avènement d'un "homme nouveau" réclamait des sacrifices. La collectivisation forcée, les déportations et les massacres provoqueront en quatre ans près de 2 millions de morts, soit environ un tiers de la population du Cambodge.
Quelques jours après la prise de la capitale, dans un appartement du 15e arrondissement de Paris, Billon Ung regarde, pétrifiée, les images diffusées à la télévision. Sur une photo en noir et blanc, elle reconnaît son mari, Ung Boun Hor, président de l'Assemblée nationale. Le 9 avril, il l'avait accompagnée à l'aéroport de Phnom Penh. Avant d'embarquer dans un des derniers avions autorisés à décoller, elle l'avait supplié, en vain, de fuir aussi. Elle lui avait préparé un costume de paysan et caché des bijoux dans un mouchoir, afin qu'il puisse gagner la Thaïlande incognito en cas de danger. Mais il avait préféré se réfugier dans l'enceinte de l'ambassade de France, pays ami.
A la télévision, un journaliste raconte que des événements dramatiques ont eu lieu dans l'ambassade. Les personnalités cambodgiennes réfugiées entre ses murs ont été livrées aux Khmers rouges ! Parmi elles, le mari de Billon Ung. "Je n'ai plus senti mes jambes, explique-t-elle vingt et un ans plus tard. Ma fille, qui avait 12 ans, est allée joyeusement embrasser l'écran en disant : "T'inquiète pas maman, papa va nous rejoindre". Moi, j'ai compris que tout était fini, que j'allais être seule et devoir tout assumer."
Arrivée à Paris avec 20 000 dollars dans une sacoche, Billon Ung ne reverra plus les magnifiques propriétés familiales. Son grand-père était l'homme le plus riche du Cambodge, son père présidait la Chambre de commerce. "Plus jeune, je ne regardais jamais mes comptes bancaires, soupire-t-elle. Je partais quand je voulais en vacances à Paris ou en week-end à Hongkong." Lors de son mariage avec Ung Boun Hor, Billon Ung avait été bénie par le roi et la reine. Le couple avait ensuite goûté avec bonheur à l'expatriation à Cuba.
Seule à Paris, travaillant comme documentaliste à la BNP, elle a dû s'occuper de ses quatre enfants, de ses quatre neveux et de sa mère. Le corps de son mari n'a jamais été retrouvé. Le Quai d'Orsay l'a éconduite, les épouses des ambassadeurs français, naguère compagnes de soirées, n'ont pas exprimé leur sollicitude.
En octobre 1999, Billon Ung a fini par déposer plainte contre X..., avec constitution de partie civile, pour connaître la vérité sur le sort de son époux. Une information judiciaire a été ouverte à Créteil pour "séquestration" et "actes de torture" et confiée à la brigade criminelle parisienne. Plusieurs juges se sont succédé. L'enquête est aujourd'hui enlisée, car le dernier, Jean-Marc Toublanc, doute de sa propre compétence juridique. "Cette position est étonnante, dans la mesure où les deux juges précédents avaient instruit sans souci", note Me Patrick Baudouin, avocat de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), qui s'est constituée partie civile. En mars 2006, le juge a demandé au parquet de se prononcer ; fin octobre, ce dernier a souhaité la poursuite de l'enquête.
Pourtant, le 3 janvier, M. Toublanc a signé une ordonnance d'incompétence. Le magistrat note que la plainte a été déposée contre X..., et non contre des individus précis, et que l'Etat français dans son ensemble ne peut être mis en cause. Pour l'avocat de Billon Ung, Me William Bourdon, la question centrale du dossier est de savoir "si le comportement des fonctionnaires français qui ont livré l'époux de Mme Ung Boun Hor aux autorités khmères s'inscrit dans le cadre d'un acte isolé ou constitue une réponse à des instructions données".
Malgré cet enlisement, le dossier livre des informations inédites sur ces trois semaines de huis clos en 1975 achevées par l'évacuation des réfugiés et des derniers Français, en convoi, vers la Thaïlande. Des informations d'autant plus intéressantes que le procès des Khmers rouges se profile enfin à Phnom Penh.
La France avait rompu ses relations diplomatiques avec le Cambodge après le coup d'Etat militaire de Lon Nol contre le prince et chef de l'Etat Norodom Sihanouk, en 1970. En l'absence d'un ambassadeur à Phnom Penh, le plus haut représentant de la France au moment des faits était le consul Jean Dyrac. Dans un télégramme du 14 avril, le ministère des affaires étrangères a rappelé au consul que sa mission se limitait à "garder les archives et effectuer des tâches strictement consulaires". Soit veiller au rapatriement de ses compatriotes, sans faire de vagues. Au moment de sa prise de fonctions, le personnel de l'ambassade, outre le consul, était réduit à sept personnes : deux gendarmes, le représentant du contre-espionnage, le Sdece (ancêtre de la DGSE), deux secrétaires, un militaire et un chiffreur.
Phnom Penh a été prise le 17 avril 1975, une semaine après l'évacuation de l'ambassade américaine. Le matin même, dans la panique générale, le prince Sirik Matak, ancien prétendant au trône, la princesse Manivane, ainsi que d'autres personnalités n'ayant pas choisi l'exil, se sont discrètement présentés à l'ambassade pour y trouver refuge. Ils avaient été précédés de quelques minutes par Ung Boun Hor. Refoulé une première fois, il avait été admis à l'intérieur au bénéfice d'un mouvement de foule. "Il était énervé et a exigé immédiatement une chambre, arguant de sa qualité de président de l'Assemblée nationale, a expliqué Jean Dyrac aux policiers, le 5 février 2002. Vu son état d'énervement, il a fallu faire intervenir les deux gendarmes français pour le soutenir et le faire pénétrer dans nos locaux, et l'installer dans les bureaux avec les autres personnalités."
Réduit, le personnel de l'ambassade était dépassé par les événements : outre les dignitaires, une foule de plusieurs milliers de personnes s'était rassemblée devant l'enceinte du bâtiment. Le gendarme Georges Villevielle était chargé avec un collègue de la sécurisation des lieux. "Très vite, vu l'étendue du parc, la faible hauteur de la barrière constituant l'enceinte, et le flux des réfugiés, nous avons été totalement débordés, raconta-t-il aux enquêteurs. J'ai même le souvenir d'avoir vu des Cambodgiens tentant de faire passer, par-dessus l'enceinte, assez loin du portail, un paralytique dans son fauteuil." Dans l'improvisation, le personnel s'est efforcé de répartir les arrivants entre les différents bâtiments : l'ambassade, le consulat, la résidence et le centre culturel. La majorité a pris place sur les pelouses. Peu après, le consul s'est présenté aux nouvelles autorités khmères de la ville. L'ethnologue François Bizot - auteur en 2003 d'un remarquable ouvrage, Le Portail (La Table ronde, 2000), qui relate notamment ces événements - servit d'interprète.
Une liste de notables cachés dans l'ambassade leur fut transmise. Les Khmers rouges les réclamaient, faute de quoi, a expliqué M. Bizot aux policiers français en citant les propres mots de ses interlocuteurs de l'époque, "les révolutionnaires iraient eux-mêmes les déloger dans leur cachette". Comment avaient-ils su que les dignitaires se trouvaient à l'intérieur ? Selon M. Dyrac, interrogé au téléphone par Le Monde, "il n'est pas impossible que parmi les réfugiés se (soient trouvés) des agents Khmers rouges". Les télégrammes diplomatiques, eux, montrent que les autorités françaises étaient disposées à donner les noms pour éviter un plus grand mal.
Le 18 avril, vers 18 heures, un officier khmer rouge au visage balafré s'est manifesté à l'entrée, accompagné d'un groupe armé de bazookas. Il a exigé brutalement la remise des dignitaires cambodgiens avant 8 heures le lendemain. Vers 20 heures, le consul est allé trouver les personnalités. Informées de l'ultimatum, elles auraient pris à l'unanimité la décision de se rendre, affirme le diplomate, qui explique cette décision par l'optimisme de ses hôtes, persuadés d'un retour au pouvoir de Sihanouk.
Tel n'est pas l'avis d'autres témoins français. "Ils ne se faisaient en tout cas manifestement aucune illusion sur leur sort, car M. Ung Boun Hor m'a demandé d'embrasser son épouse, de lui dire qu'il l'aimait, et qu'il allait mourir", a expliqué aux policiers le docteur Carlos Ripoll, qui dirigeait une maternité dans la capitale. François Bizot, lui, a souligné le dilemme que devait résoudre, seul, le diplomate français.
"Il faut bien comprendre que M. Dyrac avait à faire face à un véritable ultimatum, dont les conséquences pour la communauté des étrangers réfugiés dans le campus pouvaient, en cas de refus, être catastrophiques."
Le 19 avril, à l'heure matinale prévue, une Jeep et deux camions se sont arrêtés devant la grille. Sous une pluie diluvienne, la douzaine de personnalités cambodgiennes sont sorties dans leur direction, accompagnées par M. Dyrac. Le prince Sirik Matak et la princesse Manivane ont pris place dans la Jeep. Puis est venu le tour d'Ung Boun Hor, qu'"il a fallu soutenir brièvement en raison de son état de faiblesse, a raconté le consul aux policiers. A un moment donné, il s'est mis à genoux, et lorsque je lui ai donné l'assurance que Sirik Matak avait pris place dans la Jeep, il est monté sans trop de difficultés dans le camion. En tout état de cause, il n'a subi aucune contrainte."
Tant d'incertitudes entourent les derniers instants d'Ung Boun Hor dans l'ambassade ! Le temps a altéré les souvenirs. Une photographie publiée dans le magazine Newsweek, le 19 mai 1975, dit tout et son contraire. On y voit deux gendarmes en civil le soutenir, ou peut-être le forcer à avancer, on ne sait. Dans son livre La Déchirure (Presses de la Cité, 1985), Christopher Hudson raconta une autre histoire, corroborée par aucune autre source, selon laquelle Ung Boun Hor était accompagné de sa fille. Pris de panique, il se serait mis à courir, puis aurait trouvé refuge à l'arrière d'une Citroën garée dans l'enceinte, avant d'en être extrait. Selon l'écrivain, "le malheureux fut traîné hors de la voiture et à demi porté jusqu'au portail par les gendarmes". Acteur-clé de ces sombres journées, François Bizot, lui, réfute toute mesure de contrainte à l'égard d' Ung Boun Hor : "Je ne me souviens de rien qui puisse faire penser que les gendarmes aient forcé ce monsieur à sortir de l'ambassade", a-t-il assuré devant les policiers.
Médecin généraliste à Phnom Penh, Etienne Plagie a expliqué, lui, que le départ du dignitaire cambodgien avait donné lieu à des incidents. "Malheureusement oui, dans la mesure où M. Ung Boun Hor refusait de monter dans le camion benne posté à l'extérieur de l'ambassade... Je me souviens pertinemment que ce sont les deux gendarmes français, sous la menace des armes des Khmers rouges, qui devenaient de plus en plus nerveux, qui l'ont forcé à monter dans le camion."
Nous avons retrouvé l'un de ces deux militaires. Aujourd'hui retraité, Pierre Gouillon, 67 ans, vit près d'Aurillac, dans le Cantal, où il s'occupe notamment d'enfants handicapés. L'Algérie, le Tchad, la Nouvelle-Calédonie : sa vie a été jalonnée de missions longues à l'étranger. La plus intense, il la vécut au Cambodge. Trois ans sans pouvoir sortir de Phnom Penh, à peine de l'ambassade. Se souvient-il d'Ung Boun Hor ? Bien sûr. Les policiers parisiens l'ont interrogé, lui ont montré la photo.
Pas simple de reconstruire un passé trentenaire. Mais une chose demeure cristalline dans son esprit : c'est lui qui l'a refoulé sans succès, une première fois, à son arrivée, avant que le dignitaire ne pénètre dans l'ambassade incognito, au milieu de la foule ; c'est lui également qui l'a raccompagné vers la sortie et remis aux Khmers rouges, deux jours plus tard. "J'étais un simple exécutant, résume-t-il sans fard. Il ne voulait pas y aller, il faut être franc. Il devait se douter de ce qui arriverait. Il s'est débattu, on l'a poussé. De toute façon, les Khmers rouges l'auraient chargé de force."

Publié dans HISTOIRE CAMBODGE

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