Le vétéran qui accuse les Khmers rouges

Publié le par Didier

Francis Deron dans Le Monde du 22.05.07

Le vieillard maigre mais solide, vêtu d'une simple étoffe nouée à la ceinture, la peau du buste plissée et luisante comme un batracien, assis en tailleur dans la pièce unique de la maison, est aussi résolu que le suggère sa mâchoire carrée : "Je veux voir les Khieu Samphan, Ieng Sary et Nuon Chea condamnés à la prison. Ce sont des assassins. J'irai au tribunal spécial Khmers rouges à Phnom Penh. Je veux savoir ce qu'il se sera dit. Si l'on souhaite m'interroger, je témoignerai". Kham Thoeun a 80 ans et c'est le seul vétéran de toutes les guerres d'Indochine du siècle dernier encore en vie dans ce recoin de jungle du Nord-Est cambodgien qui fut la première "capitale" insurgée de Pol Pot, le chef des Khmers rouges.
Ces guerres, il en fut dès la première, le soulèvement anticolonial des Issaraks (Khmers libres) contre l'administration française, au lendemain de la seconde guerre mondiale, et jusqu'à la dernière, l'opération militaire vietnamienne de l'hiver 1978-1979 qui mit fin au régime de Pol Pot, le Kampuchéa démocratique, de meurtrière réputation.
Le vétéran n'a rien oublié des agissements des Khmers rouges. "Ces hommes ont tué avant d'avoir pris le pouvoir à Phnom Penh (en 1975). Je l'ai vu ici même", raconte-t-il. Ici, c'est une clairière, occupée par une trentaine de baraques, qui sert de chef-lieu de district à environ 5 000 habitants répartis dans la jungle alentour. Et de raconter son étonnant parcours.

"Grâce à l'appui des communistes vietnamiens, nous avions créé dans les années 1950 une poche d'indépendance que Phnom Penh ne parvenait plus à contrôler". On est ici à la lisière des hauts plateaux d'Indochine, sur la rivière O'Chhel, à équidistance (une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau) des frontières du Vietnam et du Laos, un recoin de la célèbre "piste Ho Chi Minh". La région est majoritairement peuplée d'ethnies montagnardes. Kham Thoeun lui-même est un Brao, il s'exprime difficilement en khmer, plus facilement en vietnamien ou en lao.
"Le Parti communiste cambodgien s'est installé ici au milieu des années 1960, poursuit-il. Mais c'était avant que Pol Pot n'en prenne le contrôle. Vers 1967, ce fut Ieng Sary qui devint le chef de la région. Il était plutôt populaire. La société était assez militarisée, puisque nous étions en guerre sous les bombardements américains, mais le peuple avait de quoi manger".
Puis arriva Pol Pot, qui venait d'arracher à ses mentors communistes vietnamiens la permission d'établir dans cette province de Ratanikiri une base insurgée khmère. Celle-ci deviendra effectivement la première "zone libérée" échappant au contrôle du régime de Lon Nol, à partir de 1971, sous les noms de code "Bureau 102" ou "K-5". "Dès 1970, ce fut la bagarre pour le pouvoir entre anciens Pol Pot et nouveaux Pol Pot", résume à grands traits le combattant, qui avait alors été fait administrateur civil du district. "De 1970 à 1975, ils se sont mis à s'entre-tuer en se traitant mutuellement de traîtres. Les nouveaux accusaient les anciens d'être à la solde des Vietnamiens. Ieng Sary s'est mis du côté de Pol Pot. Il y a dans la région des charniers qui remontent à cette époque-là", alors que la guerre américaine faisait rage. "Et la population a été progressivement réduite à l'esclavage. D'ailleurs, beaucoup de gens avaient fui, emmenant famille et bétail. Taveng était devenue une ville vide de civils".
Ce témoignage tord le cou à la légende selon laquelle la zone est du pays n'a connu qu'une forme adoucie de la dictature polpotiste par rapport à l'ouest, où les charniers de victimes, ensevelies parfois vivantes, abondent. Dès avant la prise de Phnom Penh, les Khmers rouges s'exerçaient ici à un règne sanglant, comme le suggérait la CIA américaine dans une incrédulité générale.
Kham Thoeun, comme d'autres, prit sa décision : s'enfuir. Un mois de marche dans la jungle vers le nord, à l'été 1975, et il se retrouva à Pakse, au Laos. Il y trouva un petit boulot de garçon de café. La guerre était finie. Les communistes avaient gagné la partie en Indochine. Sous Pol Pot, la tragédie du Cambodge commençait.
"Puis en 1978, des conseillers vietnamiens sont venus au Laos rassembler d'anciens soldats cambodgiens pour partir s'entraîner au Vietnam et former une armée contre Pol Pot. Nous fûmes 300 volontaires". Volontaires ? "Absolument ! Nous voulions en finir avec Pol Pot et ses proches. Ils avaient tué tant de monde". Ils participèrent à l'entrée des troupes vietnamiennes qui allaient mettre fin, le 7 janvier 1979, à l'expérience totalitaire du Kampuchéa démocratique. "Si c'était à refaire, je le referais, ajoute Kham Thoeun. Je veux absolument aller à Phnom Penh. Je veux savoir ce qui est dit au sujet de ces hommes. Comment le tribunal les traite, les condamne. C'est mon dernier acte politique".
Tout le monde n'est pas aussi passionné, à Taveng. Thie Sokun, la tenancière de l'une des deux gargotes du village, n'a pas "le temps de s'occuper de ce procès". D'ailleurs, dit-elle, "nous n'avons aucune information. C'est une affaire qui ne regarde que Phnom Penh". Elle est pourtant chef adjoint du village.
Venue des bords du Mékong, plus à l'ouest, elle s'est installée ici en 1996, quand le gouvernement de Hun Sen, l'actuel premier ministre, a négocié la reddition des insurgés khmers rouges de ces parages. Arrivée avec ses cinq enfants pour fuir un mari qui s'était mis en ménage avec une autre femme, elle a obtenu du gouvernement un prêt lui permettant de construire son échoppe.
Kham Thoeun, pour services rendus au pays, a quant à lui obtenu une maison qu'il a ensuite revendue pour payer ses soins médicaux, sa maigre retraite ne suffisant pas. Il s'est installé chez des neveux. Au cours de toutes ces années de combat, il n'a jamais rencontré Pol Pot ou aucun des grands chefs Khmers rouges en procès à Phnom Penh.

Publié dans HISTOIRE CAMBODGE

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